Blues et Gospels

Marguerite Yourcenar

1984

Bon Dieu, j'en ai les blues; à cause des bourgeois j'ai les blues !
Et j'men vais dire c'qui en est, et j' m'en vais l'raconter partout !

Leadbelly.



"Tout nous vient par le truchement des êtres. L'amitié de Jerry Wilson, né et grandi sur l'une des immenses fermes du Sud à l'époque, si récente encore, où le travail de l'homme animait ces champs maintenant livrés aux machines, où les femmes des ouvriers noirs emmenaient l'enfant blanc pêcher dans la rivière le "poisson-chat", et lui glissaient des friandises, me créa de nouveaux contacts au pays et avec la musique des Noirs. L'objet de la quête de Jerry Wilson est le Gospel, prolongement contemporain du Spiritual mais plus chargé encore d'éléments afro-américain, et les Blues, grand art vite évaporé comme tout art populaire, complaintes ou chansons qui, parties de boîtes de nuit pauvres ou des vérandas branlantes de métairies misérables, se sont répandues sur le monde, souvent déformées ou dénaturées..."

"J'ai écouté quelques unes de ces musiques de percussion ou de guitare, produites souvent aussi par n'importe quoi, le raclement d'un couteau, le grincement d'une fiole de verre, le bruit d'une poignée de porte battant contre un mur, l'effet rythmique étourdissant d'un rasoir contre une courroie de cuir : tout est bon pour faire sortir des choses la musique qui est en elles. J'ai eu le privilège de prendre part à la composition d'un disque de Marion Williams, chanteuse dont la voix à elle seule emplit une cathédrale, et d'inscrire au revers des textes ou des témoignages recueillis par Jerry Wilson et traduits et dits par moi".

"On trouvera ici ces mêmes textes et ces mêmes témoignages, accompagnés de quelques autres, et illustrés d'images, pour la plupart, elles aussi, dues à Jerry Wilson, happant les paysages, les visages, les bouches d'où sortent ces paroles et ces chants. Ferveur religieuse, mais aussi sensualité, mélancolie, mais aussi gaieté, révolte mais aussi sentiment d'une liberté et d'un bonheur de vivre qu'on enlève jamais tout à fait à ceux qui aiment la vie. Tout un monde enfin, nullement naïf, mais ingénu, et qui ne s'ouvre que quand on a appris à s'en approcher avec affection et respect."

Marguerite Yourcenar.